Voici la version intégrale en français de l’article écrit par Frans Moors sur sa relation avec TKV Desikachar, son professeur et mentor pendant plus de 30 ans –
Une rencontre décisive –
C’est grâce à Claude Maréchal qui était à l’époque mon formateur que j’ai rencontré Sir pour la première fois en janvier 1981 au KYM – 103 St Mary’s Road à l’époque. J’étais venu participer à un stage de 5 semaines animé par A.G. Mohan, qui était un des assistants de Sir en ces temps-là. Le KYM étant trop petit, le stage se déroulait dans un autre quartier de ce qu’on appelait alors encore Madras.
J’ai d’abord eu un entretien privé avec Desikachar, qui m’a questionné sur mes motivations. J’ai immédiatement été impressionné par la gentillesse de son accueil et son regard perçant. Il venait une heure environ chaque jour pour un exposé dédié à notre groupe.
A la fin de mon séjour, je l’ai à nouveau vu en tête à tête pour partager mes impressions et mon projet de revenir l’année suivante. En fait, je suis revenu chaque année pendant 35 ans environ, quelques fois deux fois par an, pour des cours avec des professeurs du KYM les sept premières années. Toutes ces visites se sont déroulées selon le même rituel : d’abord une rencontre en privé avec Sir pour un échange d’amabilités et un temps où il me questionnait sur mes attentes, puis il me désignait un professeur avec qui je pouvais travailler sur le ou les sujets définis.
En ces temps-là et pendant une trentaine d’années, nous avons eu la chance de l’écouter chaque samedi matin pendant une heure, le plus souvent sur les Yoga-sūtras.
Après sept séjours annuels de 5 à 6 semaines, Sir m’a pris à part et m’a dit : « Je pense qu’il est temps pour vous d’étudier la Haṭha-Yoga-Pradīpikā. Venez demain matin ». Il a ajouté que c’est le premier texte qu’il avait lui-même étudié avec son père et sans me comparer à lui, j’ai pensé que c’était un bon présage pour moi. A dater de ce jour, je suis devenu son élève en cours individuels deux fois par jour.
Viniyoga
En 1982, au retour d’un grand congrès de yoga à Zinal (Suisse), Sir a demandé à Claude Maréchal, un de ses élèves les plus proches à l’époque, de créer une revue de yoga en français. Quand Claude lui a demandé comment l’appeler, Sir a répondu : « Viniyoga ». A cette époque, aucun d’entre nous ne connaissait ce terme car Desikachar n’y faisait jamais allusion. Pourtant… Viniyoga allait bientôt devenir une référence dans le monde du yoga.
Claude m’a demandé de l’assister dans la création de cette revue et à partir de là, j’ai souvent été amené à rencontrer Sir à Madras et dans différents pays du monde pour la réalisation de cette revue.
Assez rapidement, Sir a décidé d’y publier une partie de la Yogavallī, le commentaire de son père, le professeur T. Krishnamacharya, sur les Yoga-sūtras. Bien que n’étant pas encore un élève direct de Desikachar, je l’ai vu très souvent pour la réalisation des enregistrements de ces séances. Cela a duré 17 ans. Après chaque séjour, revenu en Belgique, j’écoutais Sir pendant des heures pour la transcription de chaque cassette, ce qui a créé pour moi une grande proximité avec sa façon de s’exprimer.
La revue a reçu un très bon accueil et elle est devenue comme un phare dans le domaine. Le nom Viniyoga a été donné à des dizaines d’associations régionales de yoga, à des studios de yoga, à des fédérations de yoga en Belgique, Espagne, France, Italie, Suisse, USA, Canada, etc. Certains portent encore ce nom aujourd’hui.
Sir est venu en France principalement (1983, 1984…) pour y donner des séminaires très suivis (des centaines participants) sur ce thème et expliquer l’esprit du mot Viniyoga.
En 1984, il a réuni dans le sud de la France une trentaine de professeurs du monde entier parmi ses élèves directs et les assistants de ses élèves. C’était un séminaire Viniyoga spécial de sélection. A l’issue de ces travaux, Sir a déterminé les douze plus aptes à se préparer et à passer un examen Viniyoga dit « supérieur ». J’ai eu la chance d’en faire partie. En 1986 il a convoqué ces douze enseignants à parfaire leur connaissance et savoir-faire dans un stage à Paris. Ensuite chacun a dû préparer un travail écrit et en faire une présentation publique lors d’un troisième séminaire s’est tenu en 1987 à Grimentz (Suisse) avec l’examen devant une centaine d’observateurs et un jury international d’experts en différents domaines. A l’issue de cette épreuve, cinq participants ont reçu un « Diplôme Supérieur Viniyoga » signé par Desikachar, Gérard Blitz président de l’Union Européenne de Yoga et Yvonne Millerand, tous les deux anciens élèves de son père, le prof. R. Panikkar, théologien et indianiste, le professeur E. Serrano, psychiatre, ainsi que d’autres sommités du yoga, de la médecine et de la culture indienne. Ces cinq lauréats parmi lesquels j’ai eu la chance de figurer, ont reçu le pouvoir de délivrer à leur tour des diplômes et certificats Viniyoga. Aujourd’hui, des gens à peine nés à l’époque, veulent se prétendre ou se conduire comme étant les propriétaires du label Viniyoga. Cela laisse perplexe.
Un peu avant l’an 2000, Sir s’est aperçu que le nom était devenu un label, une espèce de marque dont certains usaient et abusaient. Cela lui a déplu. Il m’a dit : « Viniyoga n’est pas une marque. Si le nom crée des clivages, ne l’utilisez plus. Certains professeurs très en vue et qui devraient être des exemples, déshonorent ce mot par leur conduite ». Il était déçu par le comportement d’élèves proches. La situation ne s’améliorant pas, il nous a demandé d’abandonner l’usage de ce mot. Aujourd’hui, je crois qu’il était sous influence lorsqu’il a pris cette décision. : « Si vous me respectez et respectez mon père, gardez et appliquez l’esprit du mot viniyoga, pas le nom ». Je lui ai demandé si sa décision était irrévocable, il a confirmé et a ajouté : « Vous verrez, un jour un cinglé voudra en faire une marque déposée ou quelque chose de ce genre. »
Puisque Sir se désolidarisait de ce nom et de la revue Viniyoga, j’ai cessé de travailler pour ce magazine qui a cessé d’être publié alors.
You are my guru
Contre tout attente, du moins aux yeux de certains, j’avais réussi la première présélection au diplôme supérieur Viniyoga. J’avais aussi présenté un très bon travail lors de ‘l’épreuve finale’. Lorsque j’ai revu Sir à Madras quelques mois plus tard, il m’a dit : « You are my guru », phrase qu’il a souvent répétée dans de petits groupes. On se retrouve devant son père et il me présente : « Father, he is my guru .» Krishnamacharya qui avait souvent les yeux fermés en ces années-là a ouvert un œil à demi un court instant puis l’a refermé. Il est clair que cela ne l’a pas perturbé. Moi, je ne savais toujours pas pourquoi mon professeur disait cela.
Quelques années après, lors d’une conversation sur un autre sujet, il m’a confié ceci : « Lors de l’examen pour le diplôme supérieur Viniyoga, lorsque vous avez été seul face à l’ensemble du jury comme l’ont été tous les autres candidats, vous avez très simplement répondu que vous ignoriez la réponse à l’une des questions qui vous a été posée. Et vous avez ajouté que vous deviez vous renseigner auprès de votre professeur. Vous avez été le seul à reconnaître votre ignorance sur un sujet en cette occasion, et le seul à dire que vous deviez retourner auprès de votre enseignant. C’est pour cela que je vous appelle mon guru. » Je crois me souvenir que c’est la dernière fois qu’il l’a mentionné.
Provocateur
Ardent défenseur des traditions dans ce qu’elles ont de meilleur, il voyait aussi l’envers du décor. Certains sont figés par la tradition ou s’en servent pour protéger de petits acquis et avantages ou encore pour asseoir leur pouvoir sur les autres.
Dans ces situations, il n’hésitait pas à provoquer. Il voulait donner du dynamisme à ce qui est le meilleur, et un grand coup de balai dans les idées empoussiérées. Nous avons été nombreux à constater cette manière de fonctionner. Le chant védique en est un bon exemple. A l’origine, ces récitations étaient réservées à une classe d’hommes, brahmanes, spécialement formés pour cette tâche. Mais sur une réflexion visionnaire de son père, Sir a encouragé le KYM à enseigner le chant védique à tout qui s’y intéressait, même aux Occidentaux. A l’époque, c’était une rupture qui a horrifié de nombreux hindous. Il provoquait en faisant réciter des textes védiques par des femmes occidentales lors de certaines cérémonies auxquelles assistaient des tenants de la pure tradition.
Aujourd’hui c’est devenu anodin. Il y a maintenant des centaines ou des milliers de femmes qui pratiquent le chant védique dans le monde. Au point qu’un jour, un brahmane orthodoxe spécialisé dans ces chants principalement récités dans les temples indiens a dit à un groupe de femmes après les avoir écoutées : « Vous êtes l’avenir. J’ai cinq fils. Aucun n’a voulu embrasser ma tradition. Ils sont tous aux USA engagés dans les computers. Ma tradition, à laquelle j’ai consacré ma vie, pourrait mourir. »
Défi
Il nous provoquait en nous faisant des demandes, qui pour nous étaient de réelles épreuves. Nous sommes nombreux à pouvoir témoigner qu’il nous a poussé à réaliser des choses dont nous ne nous croyions pas capable : écrire des articles (en anglais même si nous sommes francophones ou autre), publier un livre, chanter en public ou réciter des chants que nous n’avions pas appris, parler devant des centaines de personnes, intervenir dans un colloque ou un symposium, animer une table ronde, organiser un séminaire, aller solliciter une personnalité et lui demander sa participation, présenter un atelier sur un thème pour lequel nous ne nous sentions pas préparés, etc. Parfois il nous mettait au défi de réaliser immédiatement ce qui nous semblait impossible.
Soutien
Au fil de ces trente-cinq années de relation avec lui, j’ai eu la chance de travailler avec chaque membre de sa famille sur tel ou tel sujet pendant quelques semaines ou beaucoup plus, mais il était toujours en arrière plan, vigilant et discret. Puis, comme un chef d’orchestre, il revenait en avant et reprenait la direction jusqu’au moment où il n’en a plus été capable.
En 2006, il a invité une série d’élèves proches à participer à un stage de révision et de tests visant la certification de formateurs d’enseignants dans une nouvelle structure. J’étais déjà en possession d’un document signé de sa main reconnaissant mes qualités de formateur avec le Diplôme Spécial Viniyoga de 1987 évoqué plus haut. Je me demande si je suis ainsi le seul de ses élèves ayant reçu ce type de document à deux reprises. Serait-ce l’une des raisons pour lesquelles il m’a désigné en mai 2009 pour le seconder dans l’animation d’un stage de certification de formateur d’enseignants en Autriche ?
Sa santé s’était dégradée, il était fatigué et il ne pouvait rester concentré pendant une journée entière. Lui qui avait toujours été mon soutien et qui l’est encore aujourd’hui, il a inversé les rôles pendant ces quelques jours. Le premier jour il m’a d’emblée expliqué qu’il serait toujours à côté de moi mais que je devais diriger ce séminaire et qu’au terme des huit jours, je devrais décider qui était apte et qui ne l’était pas. Il m’a ensuite chargé de faire toutes les corrections et évaluations des épreuves orales et écrites. Ensuite, en fin de journée, il m’a plusieurs fois invité dans un endroit spécial où il faisait des rituels que je n’ai pas toujours pleinement compris. Nous avons beaucoup chanté et j’ai réalisé des gestes spéciaux qu’il m’indiquait. Cela m’a laissé un sentiment très particulier, difficile à définir, mais j’ai senti qu’il comptait sur moi dans ces moments-là.
Ne soyez pas des singes
Sir voulait que l’on soit sincère et honnête. Il ne supportait pas de voir des Occidentaux imiter les Indiens, des sadhus, des swamis, en portant des robes oranges, des signes religieux d’une tradition qui n’est pas la leur, etc. Il répétait : « Ne soyez pas un singe » m’a dit un jour Krishnamurti. C’est un conseil que je n’oublierai jamais. » Il souhaitait que l’on soit soi-même, que l’on se trouve par un véritable travail de svādhāya. Il donnait beaucoup de valeur à cet aspect du yoga.
Il faisait clairement la différence entre l’émulation et l’imitation. Par période, il portait sa montre avec le cadran en dessous du poignet. Après quelque temps, s’il voyait certains de ses élèves faire de même, il remettait le cadran vers le haut.
Lors d’un grand congrès de yoga en 1982, il était étonné de voir tant d’imitations de comportements orientaux par des Occidentaux. C’était devenu une mode, vêtements, pendentifs, alimentation, etc. Un des responsables promenait son petit chien qu’il avait appelé om. Mais quand il a vu les toilettes taguées avec des om, ça l’a bouleversé. Il a répondu par une conférence sur ‘Use and abuse of om’.
“Yoga is relation, relation is meditation”
Son discours n’était pas compliqué tout en restant profond, sensible, intelligent. Il savait expliquer de manière abordable des concepts que l’on voit parfois exprimé de manière complexe. Et pour se faire comprendre, il ne craignait pas de répéter souvent les mêmes valeurs. Sa définition du yoga est limpide : « Yoga is relation ». C’est tellement vrai : entrer dans une relation profonde et sincère. Et il ajoutait volontiers : « Relation is meditation ». Ainsi, lorsqu’on est vraiment attentif à quelqu’un ou à soi-même, nous sommes en yoga. On peut aisément faire des exercices et être distrait, être projeté en dehors de soi. Mais si nous levons simplement les bras en inspirant, en étant pleinement présent, c’est du yoga. Et si cette relation se prolonge un peu et s’approfondit, elle devient méditation. On devrait être en méditation lorsqu’on fait des postures. De même si l’on parvient à se mettre en relation étroite avec son souffle dans le prāṇāyāma, on est en méditation avec son souffle. Et encore si nous pouvons être présent à notre mental.
Lorsqu’il était en cours, que cela soit avec une seule personne ou avec un groupe, il était souvent en méditation, parfaitement présent.
Desikachar : « Le but du yoga est de rendre notre mental plus souple et plus solide. Et c’est ce yoga qui a été transmis à travers les générations de professeurs à disciples. Le mot “yoga” signifie “relation ou union” ce qui implique l’idée de relier deux choses. Le yoga est la relation par l’intermédiaire du mental. Relation avec moi-même ou relation avec l’extérieur. »
« Pour obtenir l’attitude correcte, je dois avoir la relation correcte. Sans relation équilibrée, je ne pourrai avoir d’attitude équilibrée. La qualité de la relation est la clé, et cette relation peut avoir pour objet le corps, le mental, la santé, la famille, les amis, le divin… C’est le yoga. »
« Mon rêve est que le 21e siècle voit tous les êtres se respecter et communiquer harmonieusement entre eux et avec eux-mêmes. »
Dieu
Un jour après un échange il me dit : « You are a religious man. » J’ai été très étonné car je ne suis pas vraiment ce qu’on appelle un « croyant », mais il respectait profondément ma façon d’être. Cette phrase m’a intrigué car Sir n’expliquait pas ce genre de réflexion. Elle a longtemps habité ma mémoire comme un sūtra. J’essais de comprendre ce qu’il avait voulu dire. Ces mots m’ont véritablement travaillé dans un processus de svādhyāya. Je connais plusieurs amis chez qui, de même, une petite réflexion de Sir est devenu un véritable support de méditation.
Avec lui, j’ai souvent parlé de religion, le sujet m’intriguait. J’observais la vie indienne et je lui disais qu’à mes yeux beaucoup d’Indiens confondent superstition et religion. Lui ne fréquentait guère les temples, mais il respectait la tradition de ses parents. En séminaire, il pouvait parler d’īśvara pendant des heures, puis lorsqu’on lui posait une question personnelle à ce sujet, il répondait : « Je ne sais pas. Pour moi, Dieu, c’est mon père. » Toutefois, les dernières années de sa vie, je crois qu’il s’est de plus en plus rapproché des rituels et des pratiques religieuses.
Limites
Il n’était pas un surhomme. Comme chacun, il avait des limites. Il pouvait se montrer coléreux par exemple. Je l’ai vu quelques fois maîtriser des colères, et parfois même être débordé par elles. Si certaines pouvaient être « pédagogiques », d’autres étaient très spontanées. Il venait d’une famille au tempérament très fort. Il pouvait caresser mais aussi foudroyer.
L’impatience était une autre facette de sa vivacité. Il était tellement rapide, il avait souvent plusieurs longueurs d’avance, donc cela lui demandait une patience incroyable avec les autres.
Il savait reconnaître ses torts, je l’ai constaté plusieurs fois. Je me rappelle que nous étions dans ce que l’on appelait un processus de présélection pour un examen de diplôme supérieur de yoga. Après une session difficile, je lui ai dit que j’aurais fait des erreurs si j’avais été personnellement interrogé. Il a répondu : « Oui, nous avons fait beaucoup d’erreurs dans notre enseignement. » J’ai trouvé cela formidable, très encourageant pour la suite. Il nous permettait de faire des erreurs, il y prenait sa part de responsabilités et nous poussait à faire mieux.
Influençable
Bien que très stable, il pouvait se laisser influencer par ses élèves les plus importants. Parfois exagérément. J’avais publié quelques articles d’une psychanalyste dans la revue Viniyoga. Alors qu’il ne pouvait les comprendre lui-même puisqu’il ne parlait pas le français, il a fait une colère étonnante et injuste en fonction de ce que lui avait rapporté un de ses élèves proches et ignorant du sujet. Quelques années plus tard, il a rencontré Hellfried Krusche, psychanalyste allemand, qui est devenu un de ses élèves assidu. Son regard sur la psychanalyse a rapidement changé, il a corrigé son point de vue et ils ont écrit un livre ensemble. A partir de là, il a affirmé que le yoga et la psychanalyse peuvent être complémentaires et il a observé les effets positifs sur des personnes engagées dans les deux disciplines en même temps.
Pariṇāma
Il avait cette capacité de pouvoir changer rapidement et parfois radicalement son opinion, ce qui n’était pas toujours très confortable pour nous. On l’appelait « professeur pariṇāma », soit l’enseignant qui change constamment d’idée. Il partait comme une flèche dans telle direction et nous faisait prendre un angle à 90 ou 180°. Ces changements brutaux de direction m’ont aidé à changer de perspective, donc à voir ou à mieux voir la situation du moment. « Nous sommes maintenant ici et plus là-bas. Alors partons de l’état présent et oublions l’ancienne idée à laquelle nous voulions tant nous accrocher. L’objectif présent n’a plus rien à voir avec l’ancienne situation. »
Dans le cadre des festivités du 100e anniversaire de son père encore vivant, Desikachar animait pour la première fois un stage sur la méditation. à la fin du stage, il me dit : « Vous allez en faire un livre. » Je me suis mis à la tâche et j’avançais lentement. Entre temps, un autre élève de Desikachar partant de quelques conférences de notre professeur en a sorti un livret réalisé un peu à la va vite. Découragé, j’ai mis mon travail en pause pendant un an avant de reprendre et de finaliser ma version. Puis je lui ai soumis le manuscrit : « Voilà Monsieur, je pense que c’est terminé ». Il m’a regardé et a dit : « Vous voulez vraiment sortir ce vieux cadavre de la penderie ? » Pour lui, le projet était enterré. Il était déjà passé à autre chose. C’était cela aussi le professeur pariṇāma.
La famille d’abord
La famille était sacrée pour Sir, c’était la priorité absolue. Quand il était en cours, n’importe quel membre de sa famille pouvait entrer et venir le solliciter. L’attention qu’il portait à son épouse et à ses enfants était touchante et exemplaire. Quand il était à l’étranger, il leur téléphonait tous les jours.
Même la famille un peu élargie comptait beaucoup pour lui. Il essayait de garder le contact et de bons rapports avec tous. J’ai eu la chance de l’accompagner à plusieurs reprises lorsqu’il allait rendre visite à une de ses sœurs ou à une tante, lorsqu’il cherchait à resserrer les liens avec son frère résidant en France. Il était connu mondialement, ce qui j’imagine n’a pas toujours été facile à vivre pour ses frères et sœurs. Desikachar essayait d’atténuer cette notoriété en se montrant très naturel car il était conscient des tensions ou jalousie que cela pouvait susciter. Je l’ai vu faire des gestes très positifs.
Lors d’un stage à Madras, je faisais partie d’un petit groupe dans lequel un homme a évoqué des tensions dans son couple suite à son engagement dans le yoga. Il a demandé à Sir ce que lui ferait en pareille situation. En bref, voici sa réponse : « Cela arrive mais je suis sûr qu’en donnant le bon équilibre à l’un et à l’autre, on peut faire cohabiter les deux. Et vraiment si cela était vraiment impossible, je donnerais la priorité à la famille. Je suis un homme de famille. »
En d’autres circonstances, il a beaucoup évoqué son père, de son vivant et après. Puis cette confidence lors d’un entretien : « Mon père était un homme extraordinaire. Dans le domaine du yoga, il était mon professeur. Je n’ai jamais mis sa parole en doute, j’ai toujours suivi scrupuleusement ses indications. Mais je lui ai dit un jour : « Tu es mon ācārya pour le yoga, mais pour ce qui concerne la famille, tu n’as rien à me dire. Tu n’as pas été un exemple dans ce domaine. »
Le ciel s’assombri
Une série d’événements se sont produits dans les quelques années avant et après l’an 2 000. Avec bien des interactions que je ne peux pas toujours démêler.
Un de ses élèves très proches a vécu un drame familial extrêmement éprouvant et déstabilisant. Sir a essayé de l’aider au mieux mais une (ou plusieurs ?) de ses interventions s’est soldée par une rupture brutale. Lors d’une tentative de réconciliation en la présence de l’intéressé, Sir m’a dit : « J’ai commis une erreur. En regard de ses débordements, je lui ai parlé comme à un élève indien, mais il n’en est pas un. » Cette fâcherie a beaucoup affecté Sir. Il en a été très attristé.
A la même époque, l’arrivée et la promotion de plus en plus insistante de son second fils dans la sphère du yoga a crée des clivages. Le fils avait ses élèves qu’il tenait à distance, bien à l’écart de ceux de son père. Parmi les proches élèves de Sir, certains voyaient leur position menacée et supportaient mal cette arrivée. Lorsqu’ils ont commencé à critiquer l’émergence du fils, les choses ont fini par mal se passer, et il y a eu de nouvelles défections dans l’entourage de Sir. C’est du moins ma lecture de ces événements avec le recul. Je crois que cela a été une nouvelle épreuve pour lui, mais la famille d’abord. Heureusement, avec quelques autres, j’étais dans une zone intermédiaire qui n’a pour ainsi dire pas été affectée.
Les années noires
Vers 2005-2006, Sir nous a annoncé qu’il cédait toutes les responsabilités et décisions à son fils. De nouvelles structures ont émergé et les choses ont beaucoup changé. Lors d’un stage je lui demandé si je pouvais faire une photo de groupe avec lui, il m’a répondu : « Je ne sais pas, il faut demander à mon fils ». Réponse troublante, car jusque là, Sir avait toujours assumé ses décisions par lui-même et il n’avait jamais refusé une requête occasionnelle de ce genre. L’année suivante, à la même question, la réponse a été : « Il ne veut plus que l’on fasse de photos. Il s’en charge lui-même. »
Parallèlement, des accusations d’attouchements et autres abus ont été occasionnellement portées contre son fils. Personnellement, je n’y ai pas cru à l’époque.
Lors de ses exposés, Sir faisait occasionnellement de petites erreurs. Nous corrigions spontanément de nous-mêmes. Les années passant, les erreurs et confusions se sont progressivement aggravées et multipliées au point où, manifestement, Sir est apparu plus fatigué et n’étant plus à même de faire un exposé cohérent. Il était manifestement malade, mais sa famille ne m’en a jamais parlé. Elle a toujours éludé la question, même lorsque sa maladie est devenue plus importante. Il y avait un tabou sur ce sujet.
Comme mes collègues, nous avons pensé qu’il aurait mérité qu’on le laisse se reposer tranquillement, au lieu de quoi pendant quelques années encore, il a été instrumentalisé, exhibé au profit de ce qui m’apparaît comme une recherche de statut et de rentabilité financière. Nous étions choqués par cette situation.
J’ai lu récemment un article de David Le Breton, chercheur, professeur en sociologie à l’université de Strasbourg. Il affirme qu’une lassitude s’installe chez certains qui ont épuisé les ressources de sens qui donnaient une valeur à leur vie. Alors ces gens se retirent doucement en eux-mêmes en perdant la mémoire, en se désocialisant.
Ce point de vue rejoint celui de Hellfried Krusche (psychanalyste cité plus haut) qui dit : « Lorsqu’il n’a plus été capable d’unir ses principes avec la vie qui l’entourait, Desikachar a choisit de se retirer mentalement. Il a choisit une voie qui l’a mis à l’écart de toutes ces contrariétés et qui sauvegardait l’intégrité de sa famille et de son enseignement. »
Adieux
En janvier 2014, je suis allé à Chennai où j’ai retrouvé Martyn Neal, un ami et élève très proche de Sir. Nous savions que son état de santé physique et mental continuait à se dégrader. Nous sommes allés avec l’intention de lui dire « au revoir ou adieu, merci Monsieur » et de mettre ainsi un terme à notre longue relation avec lui. La famille présente nous a donné toute l’assistance nécessaire. Sir n’était déjà plus lui-même. Le contact visuel, si puissant pendant des années avec lui n’était plus possible. Mais il nous a vaguement reconnu. Il aimait se faire conduire en voiture à travers la ville vers 10 h et à nouveau vers 16 h. Nous l’accompagnions et presqu’à chaque fois, il prononçait mon nom : « Frans Moors, Frans Moors ». Rien de plus. Mais ces longs moments en silence, deux fois par jour en sa présence sont devenus de véritables méditations et nous ont donné beaucoup de paix. Je suppose que Martyn, comme moi, a eu de profonds dialogues intérieurs au-delà des mots avec Sir pendant cette semaine. J’ai quitté Chennai avec une profonde tranquillité. Je n’y suis pas retourné n’ayant rien de particulier à y faire.
Que reste-t-il ?
Beaucoup de très belles choses malgré quelques regrets, très positives. L’album des souvenirs heureux avec Sir est nettement plus épais que celui des insatisfactions. Beaucoup de ses remarques restent très vivantes en moi.
Le souvenir de ces nombreux cours, échanges et voyages avec lui, beaucoup de ses paroles résonnent encore puissamment dans mon esprit. Son sourire, son humour, sa générosité, son ouverture, son sens du yoga, tout cela illumine puissamment mes souvenirs.
Adaptation et créativité
Sa capacité d’’adaptation à la personne qui se trouvait devant lui était fantastique. Au départ d’une même séance pratique, il pouvait en faire dix et plus grâce à son sens de la nuance et se capacité à adapter en fonction des besoins et des aspirations de l’élève. Son originalité semblait sans limite, mais elle n’était jamais là pour impressionner, c’était toujours au service du pratiquant. La variété de ses combinaisons, son sens de l’attention à l’autre, son respect, sa lecture du corps, des mots et des silences était absolument fabuleuse.
Surtout, il n’était jamais prisonnier de règles. Pour lui, elles sont au service du pratiquant, et pas l’inverse. A cette époque, jeune élève, je faisais partie de ces étudiants qui voulaient connaître les règles et les appliquer avec sévérité. Je croyais naïvement aux valeurs des ‘obligations’ lorsqu’un jour dans un groupe, l’un d’entre nous s’était légèrement blessé à la main droite, ce qui l’empêchait disait-il, de contrôler ses narines. « Utilisez la main gauche ». J’ai été déstabilisé pour quelques jours. Une autre fois, je me suis cru intelligent en intervenant parce qu’un condisciple démontrait vīrabhadrāsana en commençant avec le pied droit en avant alors que nous avions appris le contraire. Desikachar nous a fait réfléchir sur ces questions. Il nous a montré pourquoi, dans tel cas et pour telle personne, ceci convenait, et l’inverse pour une autre.
Toutes ces certitudes qui m’habitaient me font sourire aujourd’hui, j’étais dans un carcan que je cherchais à renforcer. Alors Desikachar venait avec une proposition non orthodoxe qui prouvait son efficacité. C’était comme un magistral coup de pied dans la rigidité de nos opinions. Il ne voulait pas de réponses stéréotypées, mais des réponses adaptées et au bénéfice du pratiquant.
Il a beaucoup innové dans de multiples domaines. L’une de ses inventions les plus utiles est à mes yeux les dessins de postures en bâtonnets. Utilisée maintenant dans de très nombreux pays, par beaucoup d’écoles, ces « stick postures » montrent un enchaînement de postures, des variations ou la structure d’une séance avec beaucoup de clarté, de précisions et en un temps record.
La pratique des postures
La plupart des gens pensent que le yoga = postures, donc āsana. C’est un horizon très étroit. On m’a souvent posé des tas de questions sur ma relation avec Desikachar et la pratique posturale. Curieusement, pendant longtemps, n’avons guère abordé cet aspect. Il savait que j’étais sur le tapis tous les jours et il connaissait bien ma pratique. Il savait aussi que grâce à Claude, mon formateur, j’avais un bagage technique assez solide dans le domaine. Et il était bien au fait de ce que j’avais revu les années précédentes avec ses assistants au KYM.
Je l’ai souvent observé lorsqu’il donnait des pratiques à d’autres et j’ai toujours été intéressé par l’attention qu’il accordait au souffle, en particulier aux rythmes dans la pratique des postures. C’était assurément l’une des grandes lignes directrices de la pratique pour lui, « prāṇa », le souffle, sans lequel la posture n’a pas de vie.
Au début des années 1990, il m’a dit : « Frans, je pense que vous devriez arrêter la posture sur la tête. » Il savait que j’y restais très longtemps tous les jours. « J’ai quelque chose d’autre pour vous » a-t-il dit, et aujourd’hui, 25 ans plus tard, je suis toujours occupé avec ce « quelque chose d’autre ».
J’ai quand même eu la chance de vérifier avec lui les vinyāsa de prise de postures pour plus de 200 références, avec des préparations, variations, compensations, etc. pour les principales.
Care
Il s’intéressait intensément aux gens. Il prenait soin de l’autre. à partir de là, il pouvait faire des choses qui apparaissaient comme « non orthodoxes ». En fait, il respectait l’esprit des choses car il avait cette connaissance et ce savoir faire. Lorsque nous apprenons des techniques, nous avons souvent tendance à nous figer dans des manières de comprendre les concepts, mais lui savait innover, il n’était jamais enfermé et osait faire appel à des réponses qui, au premier abord, bousculaient nos certitudes. Pour lui, le bien-être de l’élève a toujours été la priorité.
Il nous poussait vers l’autonomie. Il ne tenait pas la bride sur les élèves mais il fallait quand même mériter son attention. Si je voulais quelque chose, je devais le demander, quand je ne demandais rien, il ne me donnait rien.
Teach by example
On peut être un brillant théoricien et pourtant se conduire de manière odieuse ou abjecte. Dans ce cas, tout ce qu’on enseigne, c’est du vent ! Qu’est-ce que les élèves vont retenir ? L’enseignement théorique ou l’exemple montré ?
Au début de ma relation avec lui, il m’a quelques fois désarçonné en me recevant avec ces mots : « Je dois aller chercher ceci ou cela au marché, venez avec moi. » On allait au marché acheter un chou-fleur, une papaye, quelques bananes… Puis on revenait. Cela avait pris une heure, ou un peu moins, ou un peu plus. Alors on chantait 10 minutes et le cours était terminé ! Au début, je me demandais si je devais payer ce cours-là ? D’ailleurs, je n’ai jamais su combien il fallait payer, il n’a jamais voulu me parler d’argent. « Donnez ce que vous voulez » disait-il, et il ne fallait pas insister. Après quelque temps, je me suis rendu compte que ces cours où l’on sortait pour aller au marché, se plonger dans la société, rendre visite à quelqu’un, étaient de magnifiques occasions d’observation, voir comment il se comportait en telle ou telle occasion n’avait pas de prix.
Une autre fois, il m’a demandé de l’accompagner chez un personnage important, très imbu de lui-même. Il se vantait d’une façon ridicule, se prétendant par ailleurs lui aussi « professeur de yoga » mais il savait à peine respirer et bouger, affalé dans son canapé, écrasé par son énorme ventre. Sir l’a écouté avec patience, sans faire de remarque, puis il s’est occupé de ce qui importait vraiment. Au sortir de la maison, il y avait quelques marches à descendre et il m’a dit : « A yoga teacher should never have a big belly. »
Il pouvait se montrer impitoyable avec celui de ses élèves qui se conduisait mal.
Discipline
Lui-même était très rigoureux, habité d’une grande discipline de vie (tapas). Nous l’avons vu petit à petit éliminer ceci et cela dans son alimentation. Tel jour il a abandonné définitivement le café. Je crois pourtant qu’il l’appréciait beaucoup. Une autre fois, il annonce : « Je ne mange plus de pomme. Mon père aimait beaucoup les pommes, alors maintenant chaque fois que je vois une pomme, je la laisse et je l’offre en pensée à mon père. » Puis les mangues, et ainsi de suite pour d’autres aliments. évidemment jamais d’alcool. Il était extrêmement rigoureux envers lui-même. Nous savions qu’il se levait très tôt pour faire sa pratique, vers 4 h du matin (pour moi, c’est encore la pleine nuit !). Et il commençait presque chaque après-midi par un prāṇāyāma. Quand il avait à discuter d’une chose très intime avec quelqu’un, il n’était pas rare de l’entendre dire : « Je reviens dans quelques minutes, je dois d’abord… » tout en mimant rapidement le geste du contrôle des narines. Il voulait se purifier avant d’aborder un sujet délicat et il revenait 30 ou même 40 minutes plus tard. Ce jour-là, nous avions droit à un cours réduit…
Solitude
On a déjà dit l’importance de sa famille, ce qui l’a probablement nourri et ressourcé pendant des années. En même temps, depuis le décès de son père, je pense qu’il était très seul. Il portait toutes les confidences de ses élèves et il devait assumer cela tout seul. Il a porté le poids énorme du secret des autres en plus de ses propres soucis.
Un jour il m’a dit : « Vous délivrez des diplômes de professeur de yoga, mais un diplôme de professeur de yoga, on doit le gagner tous les jours. Moi je dois mériter mon diplôme quotidiennement avec mon fils aîné qui a d’autres limites que nous. Un professeur de yoga, c’est quelqu’un qui est capable de donner un cours à une personne en difficulté, à quelqu’un qui souffre d’un handicap ou d’une réelle difficulté de vie. »
Généreux
Il était généreux de son attention, de son temps, de sa présence, de son soutien, de son enseignement. Il y a bien sûr tout ce qu’il nous a donné aux uns et aux autres. A chaque nouvelle rencontre après une interruption, à chaque nouveau départ, nous avions droit à des fruits, du café, du chocolat… Il ne pouvait pas recevoir quelqu’un sans lui donner quelque chose.
Il nous a aussi donné des objets plus précieux : des livres, une montre de son père ou un mālā lui ayant appartenu, et bien d’autres choses encore.
Lorsque j’ai connu une grosse difficulté dans ma relation de travail, il l’a remarqué et après discussion, il m’a indiqué que j’étais dans une relation toxique qui risquait de me rendre gravement malade. A quelques jours de mon retour, il m’a conseillé d’annuler et de prolonger mon séjour de quelques semaines encore. Bien sûr je perdais mon billet d’avion, mais je lui ai fait confiance. Nous avons longuement parlé, puis il m’a suggéré d’arrêter tous mes cours et autres activités pendant six mois afin de réfléchir et préparer ce qu’il me proposait. Cela a été possible grâce au soutien actif de mon épouse. « Je viendrai chez vous en Belgique pendant une semaine, puis nous ferons un grand stage pour faire connaître votre nouvelle activité. » Il a tenu parole évidemment.
Il m’a offert deux grosses semaines de son temps en venant spécialement chez moi en Belgique, puis en France pour faire un séminaire avec moi. C’était d’une générosité fantastique. Je ne suis pas le seul à avoir bénéficié de son engagement. Il a fait de même pour un autre de ses élèves en grande difficulté de famille, et aussi avec une de ses élèves gravement malade aux USA, sans compter les autres que j’oublie ou que j’ignore.
Apprendre à dire ‘non’
J’ai l’impression qu’il m’a enseigné beaucoup de choses par petites phrases, comme s’il m’adressait des aphorismes personnels. Je lui disais que j’avais quitté l’école le jour de mes 18 ans. J’étais en crise et je n’avais pas la tête à étudier : « Vous n’avez pas de diplômes, mais vous avez de nombreux talents. Les gens le savent et vous serez beaucoup sollicité. Dorénavant, vous devez apprendre à dire non. »
Plus tard, il m’a donné beaucoup d’exemples venant des textes ou de situations réelles, où savoir dire ‘non’ est particulièrement important.
Satya
Son explication des aphorismes était lumineuse. Il parvenait à rendre compréhensible des sūtras que d’autres rendaient inintelligibles. Surtout, il faisait vivre les sūtras en les appliquant dans la vie concrète, en puisant des exemples dans la vie courante.
Ce qui m’a toujours frappé chez Desikachar, c’est l’honnêteté de son discours, satya comme dit le yoga classique. C’était un homme authentique, clair, direct. Il disait ce qu’il avait à dire. Il insistait sur cette notion : dire ce qui doit être dit, à l’interlocuteur à qui il faut le dire, dans les bonnes circonstances, en sachant pourquoi et comment le dire.
« La vérité qui n’est pas bonne à dire n’est pas satya. Et s’abstenir de dire ce qui doit être dit n’est pas satya non plus. » Cette dernière remarque m’a interpellé et j’y suis souvent revenu sans toujours réussir à trouver l’attitude juste. Il faut parfois briser certains silences qui n’ont plus lieu d’être. La discrétion est certes une vertu, mais laisser s’installer le faux quand on a la possibilité ou l’autorité pour corriger ce qui est incorrect, c’est encourager le mensonge et la duperie. Il ne faut pas tomber dans cet aspect d’anumodita que l’on retrouve au Y.S. II.34. Ne pas dire ce qui doit être exprimé, c’est participer à asatya.
Ami – élève
Son observation était phénoménale. L’acuité de son regard m’a toujours subjugué. Qu’il observe le corps, la respiration ou le comportement, il recueillait tellement d’informations qui, nous, nous échappaient. Mais il en parlait peu, il commentait rarement.
Cette fois-là, il m’explique qu’il a enregistré quelques chants sur une cassette, technique d’enregistrement à l’époque. Il confie la cassette à ‘XY’ pour qu’il l’envoie à un destinataire, quelqu’un d’assez connu. Le destinataire le remercie par courrier, confirmant qu’il a bien reçu la cassette avec le dépliant des activités de l’expéditeur ‘XY’. « Qu’est-ce cela vous inspire ? » me demande Desikachar. Le lendemain, je reviens et je lui parle de ce qui me semble être les kleśa en jeu et j’ajoute ‘mais c’est quand même votre élève’. « Non, c’est un ami. Il se disperse beaucoup. Il vient me saluer lorsqu’il passe par ici. On bavarde mais il ne me demande rien, sauf parfois de lui prêter ceci ou cela dont il a momentanément besoin. Je le fais volontiers. » A partir de ce moment, j’étais très attentif lorsqu’il disait de quelqu’un « c’est un ami. » Cela n’a pas empêché ‘XY’, comme d’autres ‘amis’, de se proclamer son élève pendant des années. Desikachar appréciait très sincèrement celles et ceux qu’il appelait ‘ami’, il les aimait sincèrement, mais il attendait plus d’un élève. Il me semble que pour lui, l’élève pose des questions et applique l’esprit de ce qui lui est transmit. A ses yeux, l’élève fait preuve de fidélité, de régularité, de ponctualité, de la distance appropriée, de discrétion et retenue, etc. Le plus important peut-être, l’élève vient avec une priorité absolue : recevoir des cours, apprendre et se transformer.
Je n’ai jamais compris comment il faisait, mais dès que nous avions un autre plan en tête (aller à la mer pour le week-end, faire une visite dans telle ville, aller à un spectacle en journée…), il nous fixait un rendez-vous pour ce moment précis. Il vérifiait ainsi où était notre priorité.
Humour
Il nous a fait beaucoup rire, le plus souvent par son humour volontaire, et quelques fois sans le vouloir. Bien que très sévère envers lui-même, il pouvait aussi faire preuve de tolérance avec ses élèves, pourvu que ceux-ci restent dans des limites acceptables. L’un des exemples qui me revient en mémoire s’est passé en Suisse, à l’époque où il avait réuni quelques-uns de ses élèves proches. J’étais avec Claude et nous étions en train de descendre un chemin assez pentu quand on l’a vu arriver d’en bas. Il tenait un paquet dans la main. Quand il nous a aperçu, il a levé son paquet en criant : « Hey, Belgians, I have Danish pastries for you. » C’était un paquet de six bouteilles de Carlsberg pour faire honneur à notre soi-disant réputation de buveurs de bière.
Humble, vrai et rapide
J’ai aussi été frappé par sa vivacité d’esprit, son intelligence, sa brillance et, peut-être plus encore que tout, son humilité. Jamais il n’a cherché à se mettre en avant. C’était un homme habité par une grande rigueur et en même temps une grande ouverture. Des qualités qui pourraient apparaître comme opposées, mais en réalité très complémentaires. Il était d’une extrême exigence et en même temps d’une grande tolérance, pragmatique et concret.
Vif mentalement et rapide dans l’action, même pendant les repas. Il ne traînait pas plus longtemps que nécessaire, sauf quand il était avec nous. Pour nous, surtout au restaurant, le repas est souvent une occasion de se détendre et d’échanger des idées dans tous les sens. Il faisait des efforts pour respecter notre lenteur à table.
Il répondait immédiatement à nos courriers, puis aux fax lorsque cette technologie est arrivée. On pouvait compter sur sa réponse. Lorsque je lui ai demandé s’il écrirait une préface pour mon livre sur les Yoga-sūtras, il a prit une feuille de papier et me l’a tendue en moins de 3 minutes.
Action !
Il était constructif, il allait de l’avant, il nous donnait une direction et nous incitait à nous mouvoir. De ce point de vue, Sir était un adversaire absolu de l’indolence, il abhorrait la rigidité, combattait l’immobilité, bousculait l’assoupissement. « Commencez, allez-y ! » Il observait les conséquences avec attention et si les effets n’étaient pas bénéfiques, il pouvait faire un demi-tour radical.
L’action était un de ses moyens thérapeutiques majeurs me semble-t-il. Il est vrai que certains avancent en regardant vers l’arrière, en vivant principalement dans leur passé, en se complaisant dans la victimisation. Sir n’avait de cesse de nous trouver un but, même temporaire. Pour lui, l’engagement était essentiel. Dans de nombreux cas, y compris pour moi-même, j’ai vu l’efficacité de cette méthode.
Bien souvent, celui qui a un objectif s’occupe, travaille, et met sa plainte à l’arrière-plan.
Le temps est un magicien
J’ai livré ma lecture des choses et de ma relation avec Sir TKV Desikachar. Mais le temps déforme certains souvenirs, je ne suis pas le seul à l’avoir observé. Il raccourcit ou allonge des distances, grossit et amenuise des faits, transforme des décors, etc.
Ce que je relate dans ces paragraphes appartient à ma mémoire, c’est ainsi que je vois les choses aujourd’hui. Mais un même événement sera peut-être rapporté différemment par une personne qui s’y trouvait également. Il nous faut l’accepter.
Frans Moors