Vivre, c’est agir, nous dit le yoga.
Et agir, c’est aussi penser, parler.
Si la vie de tous les jours peut conduire vers la réalisation de soi-même (but ultime du yoga), il arrive pourtant un moment où il faut se détacher de l’action, un peu à la manière d’un vaisseau spatial qui se sépare de sa fusée de lancement une fois hors de l’atmosphère. C’est ce cheminement de l’action vers la non-action qui est décrit dans la philosophie du Yoga.
Quoi qu’il en soit, nous sommes faits d’intentions, de pensées et de paroles qui se mélangent avec nos expériences. L’action a donc un champs très large, de la pensée jusqu’à l’acte concret. Voilà pourquoi il est souhaitable de poser l’action avant de parler de ce qu’on appelle le plus souvent en yoga la non-violence.
La non-violence consiste à s’abstenir d’actions qui ont le potentiel de nuire, de quelque manière que ce soit. Le mot Sanskrit donne le mot hiṃsā qui veut dire heurter ou faire du tort, avec l’ajout d’un préfixe, la lettre a, qui marque la négation. Ahiṃsā signifie « le fait de ne pas heurter ».
Mais le Sanskrit nous dit aussi que ce même préfixe a signifie l’opposé de. Le sens de ahiṃsā va donc beaucoup plus loin : c’est l’opposé de faire du mal, donc faire du bien. Ce principe est fondamental au yoga. L’évolution vers la réalisation ultime doit lui être soumise, comme tous les autres comportements tels qu’authenticité, honnêteté, ou non-convoitise. Ce qui importe avant tout, c’est d’éviter de faire du tort à soi-même ou autrui, dans la mesure du possible, même si la vie ou les circonstances font que parfois c’est inévitable.
Pour être clair, il importe de bien différencier une action qui heurte mais qui relève du dharma (la morale, le bien-fondé), d’une action qui heurte de manière gratuite. La tradition du yoga donne l’exemple du pêcheur : le bien-être de sa famille dépend de son travail qui consiste à prendre des poissons. Pêcher est son dharma, il ne saurait faire autre chose.
En quelques sortes, le yoga commence et finit avec ahiṃsā, puisqu’il annonce d’entrée de jeu qu’il a pour but de faire du bien en éliminant la souffrance humaine, laquelle provient de trois sources: son propre état mental, l’influence de créatures extérieures à soi-même (humaines ou autres), et les phénomènes incontrôlables comme les tsunamis ou tremblements de terre. Dans un autre registre, la tradition nous dit que la souffrance se manifeste dans trois domaines : la communication, le corps (maladies, vieillesse, etc.), et le mental (distraction, confusion, instabilité, etc.).
La fabrique du bien
Il s’agit donc pour le yoga de « produire du bien » en évitant autant que possible les maux qui ne sont pas encore survenus, en les retardant, ou tout au moins en amenuisant leurs effets. La dégénérescence du corps est irréversible, mais le mental, lui, n’a pas pour vocation de souffrir, comme le dit la Bhagavad-Gītā de façon très poétique: duḥkham saṃyoga viyogaḥ, déconnection de la relation à la souffrance. Si l’on parvient à réaliser cet objectif ambitieux, alors la boucle est bouclée.
Pour le yoga, ahiṃsā, c’est d’abord s’apprécier soi-même autant qu’apprécier l’autre.
Par rapport à soi-même, essayons de cultiver une vision claire des choses : quelles sont les actions qui vont produire des effets positifs à court et long termes? Des effets négatifs ? Je peux me convaincre par exemple qu’une habitude qui est la mienne depuis longtemps est bonne pour moi. Mais cette action habituelle ne me renvoie-t-elle pas plutôt une image positive de moi-même ? Les exemples abondent !
Dans notre relation aux autres, nous faisons face tous les jours à des situations dans lesquelles nos actions peuvent basculer d’un côté comme de l’autre. Il y a aussi des circonstances dans lesquelles nos actions sont neutres, mais elles sont peu nombreuses.
Il n’est pas question ici d’actions bonnes ou mauvaises en elles-mêmes, mais plutôt de leurs effets qui se manifesteront tôt ou tard, nous dit le yoga. Est-il possible d’être engagé dans cette voie 24 heures sur 24, 7 jours sur 7 ? Cela semble tout à fait impossible, à moins d’être un saint ! Faire le bien en toutes circonstances serait une méditation de chaque instant, une profession de foi qui ne souffrirait aucune exception, comme le dit Patañjali dans le deuxième livre des aphorismes du Yoga.
Il est tout de même important de cultiver une attitude fondamentale : l’affection, la compassion. Cela passe par le fait de se mettre à la place de l’autre dans certaines situations de la vie quotidienne. Dans ce même deuxième livre des aphorismes, Patañjali nous encourage à « changer de perspective » (prati-pakṣa-bhāvanam) quand nous nous sentons bloqués ou mal-à-l’aise. Conseil plein de bon sens qui peut mener loin dans la résolution de conflits ou tensions.
Une ahiṃsā bien comprise vis-à-vis d’autrui et de soi-même, c’est donc à la fois s’abstenir de faire du tort par nos actes, paroles ou pensées, mais aussi produire des actes qui portent en eux des retombées favorables, sans pour autant succomber à ce que certains appellent aujourd’hui « l’injonction du bonheur » qui consiste à afficher coûte que coûte une attitude positive, avoir le sourire, dire des choses gentilles…
Une ahiṃsā bien comprise, c’est aussi accepter nos propres faiblesses en essayant de ne pas les juger, et en observant tout de même nos jugements (quand il y en a) sans se laisser embarquer dans un autre jugement du jugement. C’est oser la compassion, la bienveillance, l’altruisme. On en a tous bien besoin.
Valerie Fimat-Faneco, April 2022